Chapitre 1



La ferme de coton des Reinsch

à Smyer, Texas



Contrairement aux vins de France ou aux oranges de Floride, le coton du Texas ne vante pas ses origines. L'Ouest du Texas est une région désolée qui produit dans des conditions difficiles. Quand elle n’est pas grillée par la fournaise, elle est ravagée par les ouragans ou saccagée par les tempêtes de grêle. Elle ne deviendra jamais un pôle d’attraction touristique. Arrivant en avion par une claire journée d'automne dans le pays du coton autour de Lubbock, je pouvais voir par le hublot un paysage quasiment lunaire : pas de collines, pas d'arbres. Pas d'herbe, ni de voitures. Personne, pas même de maisons. Cette immensité plate et désolée est tout d'abord troublante et intimidante, car il est difficile de ne pas se sentir minuscule, vulnérable dans un tel endroit. J'ai beau avoir voyagé dans des dizaines de pays à travers les cinq continents, Lubbock au Texas est l'un des lieux les plus étranges que j’aie jamais visité. Pourtant, il y a de grandes chances que mon tee-shirt – et le vôtre – soient nés près de Lubbock, la capitale mondiale autoproclamée du coton.

Les habitants de cette région austère, et cependant d'une âpre beauté, sont adaptés à l’environnement. Ils en sont le produit. La terre, avec son humeur imprévisible et ses échelles démesurées, les a rendus humbles, mais elle les a aussi rendus fiers de leur succès quand ils ont réussi à la dompter et à tirer l'or blanc et duveteux de leurs plants de coton. Une légende locale raconte que lorsque Dieu a créé le Texas de l'Ouest, Il a par erreur oublié de façonner des collines, des vallées, des rivières et des arbres. Regardant le résultat nu et inhospitalier qu’Il avait fabriqué, Il envisagea de recommencer, puis Il se ravisa : « Je sais ce que je vais faire, se dit-Il, je vais simplement créer des gens qui aiment ce genre d’endroit. »

Ainsi fit-Il.

Le fermier de coton Nelson Reinsch est un homme encore grand et élégant malgré ses 81 ans. Il rit aisément même s’il parle avec parcimonie. Il appelle sa femme Ruth « Sucre d'orge », et toutes les autres femmes « Madame ». Nelson est un gentleman dans le vrai sens du terme ; sa courtoisie et sa gentillesse viennent du fond de sa personne. Depuis 81 ans, Nelson n’a raté que quatre récoltes de coton. C’était durant les quatre années de son service militaire dans la marine pendant la Seconde Guerre mondiale. Nelson et Ruth sont très heureux de parler du passé (ou du moins ils ont la politesse de le montrer) si c'est cela qui intéresse leur visiteuse. Mais en aucun cas ils ne se complaisent dans « le bon vieux temps », et, bien que leur vie touche à sa fin, leurs esprits sont encore tournés vers la modernité. Le monde est un endroit toujours aussi intéressant pour Nelson et Ruth Reinsch.

Produire du coton n'est plus le travail physique exténuant que cela a été par le passé, mais chaque année Nelson et Ruth doivent encore se battre contre les caprices de la nature et l'imprévisibilité des marchés. L’été, ils sont confrontés au vent, au sable, à la chaleur et aux insectes. L’automne, à l'époque de la récolte, ils doivent faire face aux marchés mondiaux, sur lesquels ils sont en concurrence avec les fermiers de coton de 70 autres pays. Les 400 hectares des Reinsch, quand ils sont entièrement plantés, peuvent produire près de 250 tonnes de coton brut, suffisamment pour fabriquer 1,3 million de tee-shirts. Que Nelson, au soir sa vie, ait la même activité que lorsqu’il l'a commencée nous en dit long sur lui. Mais cela nous en dit long aussi sur l'industrie du coton aux États-Unis.

L'histoire économique enseigne que la domination sur un marché mondial est presque toujours temporaire et que même les réussites nationales les plus éblouissantes se terminent généralement par un discret post-scriptum relatant une évolution irréversible dans les avantages comparatifs. Une personne née au début du baby-boom aura vu durant sa vie l'électronique grand public tour à tour dominée par les États-Unis, le Japon, Hong-Kong, Taiwan et maintenant la Chine. La confection textile est passée de l'Amérique latine à l'Asie du Sud-Est, puis à la Zone caraïbe, pour revenir en Asie. La première place dans la production d'acier est passée de « la Ceinture de rouille » des États-Unis* au Japon, puis en Corée du Sud. Mais, depuis plus de 200 ans, les États-Unis sont les leaders incontestés dans l'industrie mondiale du coton quelle que soit l’aune utilisée, et les autres pays, en particulier les pays pauvres, ont peu de chances de jamais les rattraper. Les États-Unis ont historiquement occupé la première place dans la production de coton (quoique récemment dépassés en volume par la Chine), dans les exportations de coton (de temps à autre deuxièmes derrière l'Ouzbékistan, néanmoins), la superficie des fermes et le rendement à l'hectare1.

On penserait pourtant que le coton est un candidat bien improbable pour réussir économiquement dans un pays comme les États-Unis. La logique voudrait que les industries américaines soient en compétition avec celles de pays « comparables ». Les firmes américaines se mesurent avec les constructeurs automobiles japonais, avec les entreprises chimiques allemandes, avec les compagnies pharmaceutiques suisses. Néanmoins, pour des raisons liées au climat, seul un petit nombre de pays développés peuvent faire pousser du coton. C'est pourquoi les planteurs de coton américains sont en concurrence avec les producteurs de pays au nombre des moins développés et des plus pauvres de la planète. Si les coûts salariaux aux États-Unis – parmi les plus élevés qui soient – ont forcé à l’exil des industries aussi diverses que la confection, l'acier ou la construction navale, comment se fait-il que l'industrie américaine du coton ait maintenu sa position de leader mondial ?

Plus généralement, comment une industrie aussi basique, aussi rudimentaire que la production de coton peut-elle continuer à s'épanouir dans une économie post-moderne, orientée essentiellement vers les services ? Il semble difficile d'identifier un avantage durable dans la production de coton. Tous les modèles stratégiques enseignent que la domination dans une telle activité ne peut être que fugitive et difficile à maintenir : l’absence de différenciation des produit, la concurrence intense sur les prix et les faibles barrières à l'entrée suggèrent que ça ne vaut pas la peine de s'y battre. Le célèbre professeur de business et de stratégie, Michael Porter, explique que


les avantages [sont] généralement extrêmement brefs [dans ces activités]... Les industries où les coûts de main-d'oeuvre ou bien les ressources naturelles sont une part importante de l'avantage concurrentiel sont aussi celles... qui ont le plus faible retour sur investissement. étant donné que de nombreux pays ont accès à ces productions... à cause des barrières relativement faibles à l'entrée, elles ont tendance à attirer beaucoup de concurrents... La forte évolutivité des facteurs qui donnent un avantage attire sans cesse de nouveaux entrants. Ceux-ci tirent les profits vers le bas et maintiennent les salaires à des niveaux faibles... On observe fréquemment des pays en développement piégés dans de telles industries... Les nations dans cette situation sont continuellement menacées de perdre leur position concurrentielle...2


Si cette description de la vie économique, en permanence au bord du gouffre, apparaît exacte pour les pauvres fermiers de coton d'Asie du Sud-Est ou d'Afrique, elle ne s’applique pas à l'industrie cotonnière autour de Lubbock. Année après année, les fermiers de coton américains collectivement se maintiennent au sommet. Comment expliquer le succès du coton américain en tant que produit d'exportation dans un pays où la balance des marchandises est en déficit chronique, et de plus en plus gravement, chaque année depuis 1975 ? Et comment expliquer que les producteurs de coton américains parviennent à exporter une matière première aussi basique vers des pays bien plus pauvres qu’eux ? Pourquoi ici ? Pourquoi mon tee-shirt tricoté et confectionné en Chine est-il né au Texas ?

L'organisation charitable britannique Oxfam pense avoir la réponse. Selon le rapport Cultivating Poverty (cultiver la pauvreté), une publication cinglante parue en 2002, l'avantage comparatif dont jouissent les fermiers de coton américains vient tout simplement de leur capacité à obtenir des subventions gouvernementales. À l'automne 2003, lors de l'ouverture des négociations de l'Organisation mondiale du commerce (OMC) à Cancun au Mexique, encouragés par les recherches et les moyens d'Oxfam, les pays les plus pauvres de la planète se révoltèrent contre les plus riches. Des nations toutes petites et d'une pauvreté désolante, comme le Bénin ou le Burkina Faso se montrèrent inflexibles face aux négociateurs américains : ils accusèrent les subventions que les États-Unis versaient à leur industrie cotonnière de les empêcher de sortir de la pauvreté. Ils expliquèrent qu'il leur était impossible de se battre à armes égales contre la générosité de l'Oncle Sam envers ses fermiers de coton. Avec un argument particulièrement frappant, les pays pauvres soulignèrent que les subventions des États-Unis à leurs fermiers de coton étaient supérieures à l'ensemble des produits intérieurs bruts (PIB) d'un grand nombre de pays pauvres producteurs de coton en Afrique. Si les États-Unis se voulaient les champions du libre-échange, il fallait non seulement qu'ils en admettent tous les principes mais aussi qu'ils commencent par les appliquer à eux-mêmes. Le face-à-face inflexible se poursuivit pendant plusieurs jours très tendus, jusqu'à ce que les pourparlers s'effondrent et que chacun, riche ou pauvre, laisse tomber et rentre chez soi3. L'argument cependant avait porté : quelques mois plus tard l'Organisation mondiale du commerce jugeait que les subventions versées au coton américain violaient les règles du commerce international et favorisaient injustement les producteurs américains. A l'été 2004, alors que les énormes subventions avaient enfin, grâce aux médias, été portées à l'attention du public, les négociateurs américains acceptèrent non seulement de mettre la question des subventions cotonnières sur la table, mais même de trouver une réponse « ambitieuse, rapide et spécifique » lors du round de négociations de Doha4*.

Il ne fait aucun doute que ces subventions sont considérables, et il y a peu de doute aussi qu'elles sont injustes vis-à-vis des pays pauvres. Mais tous ceux qui croient que la puissance concurrentielle de l'Amérique dans l'industrie globale du coton se résume à des subventions gouvernementales devraient venir passer quelques temps autour de Lubbock dans l’Ouest du Texas. Même si les subventions – c’est certain – sont une manne pour les producteurs américains, le succès des planteurs de coton comme Nelson Reinsch est un phénomène bien plus complexe.

Tout d'abord, la domination de l'industrie cotonnière américaine date d'un bon siècle avant la mise en place du système fédéral de subventions aux fermiers. Comme on le verra dans le chapitre 2, il y a plus de deux siècles que l'industrie américaine du coton est passée devant tous ses concurrents. C'est pourquoi, même si les subventions peuvent expliquer une partie des avantages actuels en termes de coût, elles ne permettent pas d'expliquer la domination de l'industrie américaine sur une si longue période.

Deuxièmement, l'explication de la domination des États-Unis grâce à ses subventions fait peu de cas de l'extraordinaire créativité entrepreneuriale des planteurs américains. Sous de multiples aspects, les fermiers de coton américains sont des cas d'école pour les étudiants en MBA sur l'adaptabilité et sur l'entrepreneuriat. Les planteurs de coton américains ont modifié à plusieurs reprises leurs méthodes de production, leur marketing, leur technologie et même leurs structures d'entreprise pour répondre aux changements dans l'offre et la demande sur les marchés mondiaux. Les évolutions de la demande et de l'offre, que raconte l'histoire de l'industrie et du commerce du coton, furent parfois prévisibles et calmes, soit vers la croissance soit vers le déclin, et les fermiers n'avaient pas trop de mal à s’adapter aux évolutions. Mais il y eut aussi des changements soudains et cataclysmiques qui bouleversèrent de manière brutale l'activité. Dans chaque cas, les fermiers de coton répondirent par des manoeuvres créatives – de nouvelles idées, de nouvelles technologies, de nouvelles politiques. Que ce soit délibéré ou que ce soit le fruit de la nécessité, l'esprit d’ouverture et l'attitude constamment tournée vers l'avenir, qui me frappèrent dès les premiers instants de ma rencontre avec Nelson et Ruth Reinsch, est un trait de caractère régional autant qu'un avantage comparatif, car les fermiers des pays pauvres qui sont attachés à la tradition – quelles qu'en soient les raisons –, plutôt que mariés à l'innovation, sont nécessairement perdants. La remarquable adaptabilité des planteurs américains et leurs ressources entrepreneuriales trouvent leurs origines non seulement dans leur caractère mais aussi dans des institutions et des mécanismes gouvernementaux qui, aux Etats-Unis, sont considérés comme allant de soi, mais qui sont inexistants dans bien des pays pauvres. Aux États-Unis, les fermes fonctionnent, le marché fonctionne, le gouvernement fonctionne, la science fonctionne, les universités fonctionnent. Et tous ces éléments travaillent de concert dans une sorte de vaste cercle vertueux qui a plusieurs décennies d'avance sur les pays les plus pauvres de la planète. Dans une grande partie de l'Afrique occidentale, avec ou sans subventions versées à l'industrie du coton, ces bases institutionnelles pour renforcer la compétitivité sont fragiles. En outre, les institutions en place dans beaucoup de pays pauvres, qui devraient servir à canaliser les ressources et les moyens vers les fermiers, servent en réalité à les en éloigner.

Les subventions – on vient de le voir – n’expliquent pas à elles seules la domination de l'industrie américaine dans le coton ; elles ne sont qu'un élément d’un ensemble beaucoup plus large qui a contribué à la position apparemment indéboulonnable des États-Unis au sommet. Pendant 200 ans, les fermiers américains ont aussi mis en place un ensemble complexe et adaptif de politiques et de réglementations qui leur a permis d'atténuer les risques concurrentiels importants inhérents à l'activité de production et de commercialisation du coton. Ils ont su concourir sur les marchés, mais ils ont su aussi – ce n'est pas moins important – éviter la compétition quand les risques étaient trop grands. Autrement dit, les planteurs de coton américains ont depuis toujours aidé à mettre en place un ensemble d'institutions, dont ils ont ensuite bénéficié, qui les ont protégés contre la pleine puissance des forces du marché.

Si l’on considère tous les risques qu'une balle de coton traverse avant de devenir un tee-shirt, on est émerveillé qu’il soit seulement possible de se vêtir. Le plant de coton ne doit avoir ni trop chaud ni trop froid. S'il reçoit trop d'eau, ou bien trop peu, il souffrira. Il est trop fragile pour supporter la grêle ou même des vents ou des pluies violentes. Les mauvaises herbes l’étouffent. Il y a des dizaines de variétés d'insectes nuisibles qui ne demandent qu’à dévorer une récolte. Et les prix du coton ont une grande volatilité. Enfin, il y a les risques liés au marché de la main-d'œuvre : les ouvriers doivent être disponibles à un coût raisonnable au moment précis où le coton est prêt à être récolté. Tous les fermiers de coton du monde sont soumis à ces risques. Et, bien sûr, il y a les risques du business, les prix qui baissent et les coûts qui montent, la concurrence étrangère, les difficultés d’accéder aux financements. Comme le présenteront les chapitres 2 et 3, l'histoire de l'industrie américaine du coton et de ses succès, cependant, est aussi l'histoire d’un grand savoir-faire pour éviter, ou tout au moins atténuer l'impact de ces risques.

Les partisans des marchés et de la globalisation peuvent trouver pour alimenter leur thèse beaucoup de choses dans l'histoire de la victoire de l'industrie cotonnière américaine, mais les altermondialistes y trouveront aussi beaucoup à redire et à verser à leur moulin. À chaque noble victoire dans cette industrie, dans chaque exemple où les Américains se montrèrent plus intelligents, plus rapides, supérieurs à la concurrence, correspondent aussi des pratiques moins avouables. La pire fut bien sûr l’utilisation de l'esclavage dans les plantations où est née l'industrie américaine du coton. Elle contribua à ce que, très rapidement après leur début, les États-Unis écrasent la concurrence étrangère. Moins honteuses mais pas moins embarrassantes sont les énormes subventions actuelles. Néanmoins, pour comprendre la très longue domination de l'industrie cotonnière américaine, il nous faut tout d'abord laisser de côté toute diabolisation, ou au contraire exaltation lyrique, des fermiers de coton américains. Durant les 200 années au cours desquelles les États-Unis ont dominé l'industrie, il était parfois possible de l'emporter dans un jeu totalement loyal, et parfois ça ne l'était pas. Dans les champs de coton du Sud des États-Unis il y a beaucoup de choses dont mon tee-shirt peut être fier, et quelques unes qu'il préfère cacher.



Notes du chapitre 1 :


  1. Voir Glade et al., “The Cotton Industry in the United States” ; Eisa et al., Cotton Production Prospects, Gilham et al., Cotton Production Prospects, ainsi que les données présentées sur le site http://www.usda.gov/nass/pubs/agr04/acro04.htm

  2. Porter, The Competitive Advantage of Nations, 15.

  3. Williams, “Talks Unravel Over Cotton”.

  4. De Jonquières and Williams, “Top WTO Nations Hail Deal on Doha”.

* Les vieux États industriels s'étendant du Michigan à la Pennsylvanie. (N.d.T.)

* En juillet 2006, les négociations, menées à Genève, échouèrent encore et furent remises à plus tard. (N.d.T.)